Vidéo : (c) Francis Nopré-Villière
Les deux premiers chapitres du roman
[…]
Préambule
Paris.
Sur la rive gauche de la Seine, se dressait l’église Saint-Séverin, en bien meilleure santé architecturale que sa miraculée voisine, la cathédrale Notre-Dame.
Pourtant, Saint Séverin allait faire, elle aussi, la une des journaux.
Pour une autre raison.
1er jour – Dimanche
1
Dans l’église Saint-Séverin encore endormie, on venait de découvrir un corps momifié, ou quelque chose qui lui ressemblait. La chose était allongée sur l’autel, pile où devait se dérouler l’office du dimanche de Pâques.
L’homme chargé de la sécurité avait tout d’abord traversé le chœur sans rien remarquer. Mais le sentiment de ne pas être seul, celui qui vous procure des picotements étranges, celui qui vous fait hésiter, tout cela l’avait obligé à se retourner.
Il avait d’abord pensé à un mannequin qu’on avait couché là, sur la sainte table. Qui sait si les pontifes du lieu n’avaient pas placé un Jésus-Christ d’apparat tout droit sorti de son tombeau ? Mauro Pisano avait beau être catholique, il comprenait mal les subtilités de sa religion.
Après avoir examiné la momie, il s’était signé. Plusieurs fois même. Il y avait comme des coulures qui s’échappaient d’entre les bandelettes. Mon Dieu ! avait-il crié. Ou peut-être Bon Dieu ! Cela s’était passé très tôt, aucun fidèle n’avait encore eu l’idée de venir se recueillir. Alors, il avait dégainé son smartphone, tenté de le rendre opérationnel en jurant de ne plus jamais ennuyer son épouse qui l’avait aidé à le mettre en mode avion. Et puis, une fois l’engin sorti de sa torpeur, il avait voulu appeler Police Secours, mais il n’en connaissait pas, ou plus, le numéro. Et à force de persévérance, il avait réussi à entrer les bons chiffres de ses gros doigts malhabiles pour tomber sur une opératrice qui l’avait écouté tout en mâchouillant un chewing-gum. Quoi ? Un chewing-gum si tôt le matin ? Mais miracle, on l’avait mis en relation avec quelqu’un du commissariat qui l’avait assuré qu’une voiture de police se dirigeait déjà vers l’église. Il se demanda comment Dieu c’était bien possible, alors qu’il venait à peine de réclamer de l’aide. Cette police était d’une rapidité phénoménale !
2
Le capitaine de police Félix Boldère arriva trois bonnes heures plus tard. Il contourna l’édifice en dédaignant l’architecture vantée par les guides touristiques, jeta sa Gauloise à moitié consumée au pied de la façade et franchit la grille de fer pour enfin gravir le perron.
Une sensation étrange le gagna. Celle que cette église le défiait, le narguait peut-être. Mais il se raisonna. Il n’allait pas se laisser impressionner par de vieilles pierres !
On avait ouvert la rue piétonne aux voitures. L’ambulance des pompiers collait une berline noire rangée contre les commerces, et trois Kangoo de police stationnaient en bataille, gyrophares éteints. Il nota l’absence de rubalises et de barrières, comme si on ne voulait pas effrayer le paroissien déjà meurtri par l’incendie de Notre-Dame. Un seul agent de police maintenait les rares touristes à l’écart. Huit heures du matin venaient de sonner et le temps était au gris.
Il ne savait pas ce qu’il allait découvrir, on ne lui avait parlé que de mort brutale et de cadavre sans doute pas beau à voir. Il s’engouffra sans envie à l’intérieur et fut conforté dans son pressentiment. L’obscurité était partout. Il fit le geste de retirer ses Ray-ban, mais il s’aperçut qu’il ne les avait pas chaussées. La pénombre l’enveloppa. Il eut la même perception qu’à l’entrée, un malaise fait d’inconnu et de ressenti non maîtrisé. Un désir de fuite. Sans pouvoir expliquer pourquoi. Comme si le diable voulait m’éjecter de ce lieu maudit ! se dit-il.
Il soupira, toussota. Sa voix résonna, l’effrayant presque. Il se passa la main dans les cheveux.
Deux silhouettes qu’il entreprit de rejoindre l’observaient depuis le chœur. L’immensité de l’endroit lui donnait le tournis. Sa marche fut interminable. Ses boots martelaient le sol, rompant le silence canonique. Il zigzaguait entre les chaises alignées, certain d’être examiné.
Arrivé aux uniformes, il fouilla dans sa parka, extirpa sa carte de police qu’il brandit en lançant, sur un ton qu’il aurait voulu plus ferme :
— Capitaine Félix Boldère du 11e arrondissement. Où est l’officier qui vous commande ?
Un homme qu’il n’avait pas repéré sortit de l’ombre. Vêtu à l’ancienne, costume trois-pièces bleu marine, petit, obèse, les cheveux noirs coiffés en arrière et masquant une calvitie bien installée, il avait tout d’un croque-mort. Une grosse moustache mal taillée empiétait sur le haut de sa bouche.
— Commissaire Biraud. On m’a imposé votre présence, Boldère, et je ne suis pas d’accord avec cette décision ! D’habitude, c’est le commissariat de l’arrondissement où a été découvert le cadavre, c’est-à-dire le mien, qui se charge de couvrir l’événement. Il est vrai qu’on chuchote que vous êtes spécialiste en matière de…
— Quelqu’un de chez vous a demandé de l’aide ! le coupa Boldère. J’ai été appelé par le répartiteur qui m’a assigné cette mission.
— Au contraire ! On n’a rien demandé du tout ! On nous a dessaisis. On m’a dit que vous aviez dans votre entourage, une professionnelle du mystique. C’est sans doute ce qui a motivé le choix de votre personne. Il est vrai que ce qui se profile à l’horizon aura besoin de ce genre de compétences, ricana-t-il. J’ai oublié le nom de votre jeune protégée.
— Vous parlez de Nina ? proposa Boldère, étonné.
— Oui, c’est ça. Votre indic, qui, m’a-t-on dit, vit dans la rue.
— Primo, Nina, de son nom Anne Beauregard, est ma collaboratrice. Elle a fait des études qui la qualifient pour m’aider dans mes enquêtes. Secundo, elle ne vit plus dans la rue. N’affirmez pas ce que vous ignorez !
— Je ne vous agresse pas, Boldère, alors je vous demande la même chose en retour ! On vous a peut-être choisi parce que vous êtes le meilleur flic de Paris, ou simplement parce que vous ferez un bon fusible. Je me moque de la raison. Après tout, j’ai assez à faire avec mes touristes, mes vols à la tire, mes dealeurs, et tout ce que vous connaissez. Je vais vous expliquer ce qu’on a trouvé, et après ça, ciao !
Boldère esquissa un sourire aigre. Cette enquête à venir le fatiguait déjà et ce commissaire l’énervait au plus haut point.
— Des riverains nous ont appelés aux alentours de quatre heures du matin, entama Biraud. Ils ont observé une fourgonnette garée contre les grilles, rue des Prêtres, moteur en marche. Cela leur a semblé louche, parce que les deux personnes qu’ils ont vues sortir de l’église et rejoindre le véhicule étaient cagoulées. Logique, en ce temps maussade ? Possible. Des choses à préparer pour la grande messe de Pâques ? Possible aussi. Toujours est-il que ces témoins ont eu le réflexe de se concentrer sur les plaques minéralogiques. Voilà. Point barre.
— Vous connaissez donc la couleur du véhicule et le numéro d’immatriculation ?
— Blanche. Et malheureusement, les témoins ont soutenu que les plaques minéralogiques étaient vierges. Ils étaient un peu de biais à leurs fenêtres, mais ils affirment que les numéros étaient masqués. Ce qui prouve que ceux-là n’étaient pas nets.
— Le modèle du véhicule ?
— Un utilitaire sans inscription, ni sur la cabine, ni sur les flancs. Ils ont bien pensé à prendre des photos, mais le temps qu’ils se mettent en position, l’équipe avait disparu. Dès qu’ils ont signalé les faits, on y a envoyé une voiture de police.
— Et qu’ont-ils volé ?
— Rien. Au contraire, ils y ont déposé quelque chose. Une momie.
— Une momie égyptienne ? demanda Boldère, qui éprouva à nouveau cette mauvaise sensation. D’époque ?
— Égyptienne, je ne sais pas, répondit le commissaire. D’époque antique, si c’est à quoi vous pensez, certainement pas. Elle suinte par tous les côtés.
— Et c’est votre équipe qui a découvert ce macchabée ?
— Non, c’est un agent municipal chargé de la sécurité. En ces temps de menace terroriste, vous n’êtes pas sans savoir que Paris a augmenté les rondes dans les églises. Et c’est tant mieux !
Biraud s’attendait sans doute à un acquiescement. Boldère ne sourcilla pas.
— Mais, ce genre de précaution ne donne généralement rien, continua l’autre. On délègue ce boulot de surveillance à des types mous incapables de détecter quoi que ce soit. Bref ! Quand le vigile nous a contactés, nous étions déjà en route suite à l’appel des riverains.
Après quelques secondes, Biraud reprit :
— Si vous voulez mon avis, ce n’est pas un suicide.
Boldère ignora ce qu’il considéra être une très mauvaise plaisanterie et demanda :
— La Police technique et scientifique ? Le légiste ? Quelqu’un les a prévenus ? Des photos ? Vous avez pensé à retourner les poubelles avant que les touristes n’y ajoutent leurs saletés ?
— Mes gars ont fouillé les environs et ont tout entassé dans des sacs, expliqua Biraud en levant les yeux au ciel. Quant au légiste et à la PTS, ils sont dans la sacristie. Je consignerai tout par écrit, y compris les premiers témoignages. Mes gus ont interrogé tous ceux qu’ils ont réussi à intercepter. Je ne suis pas certain que ces déclarations vous soient très utiles. Personne n’a rien vu. Nous possédons aussi des…
— Montrez-moi le macchabée.
— Il se trouve sur l’autel, à côté de vous, répondit Biraud, en tendant le bras.
Boldère sursauta. Il n’avait pas repéré la forme qui gisait là et qu’on avait recouverte d’une bâche écrue qui se fondait dans le décor. Le décor… La célèbre colonne torse de Saint-Séverin, un enroulement hélicoïdal qui éclatait vers le plafond, tel un feu d’artifice divin. La pureté des lignes sublimant la mort. Sauf que la mort à laquelle Boldère était confronté était au moins aussi étrange que son malaise, qui désormais ne le quittait plus.
— Qu’avons-nous là ? murmura-t-il en soulevant un coin de drap.
Biraud ne disait mot. Boldère, qui avait oublié d’enfiler ses gants, se rendit compte à temps de son erreur.
Tu as failli tout foutre par terre…
Il ne toucha plus à rien et comprit cette mauvaise impression. La tâche qu’on lui avait confiée ne correspondait pas à son domaine de compétences. Il méconnaissait les églises et ne pouvait pas utiliser son expérience pour recueillir des indices. Il ignorait comment aborder cette enquête et Biraud le savait. Tous ceux qui l’observaient le savaient. Les agents et les curieux qui commençaient à se presser, même s’ils étaient tenus à l’écart, le savaient. Tout le monde l’observait ou tentait de le faire. Il se sentait impuissant et cela se voyait.
Contacter Nina ! Qu’elle m’explique le rituel qui vient d’être interrompu. Que se passe-t-il, le dimanche de Pâques, dans la religion catholique ? Biraud avait parlé de grand-messe. Alors, les fidèles allaient arriver. On devait absolument leur interdire l’accès. Un seul agent ne suffirait pas. Il allait être dépassé. Et quoi dire aux paroissiens qui allaient être frustrés et qui le manifesteraient ? Fallait-il mettre l’église sous scellés ? Bien sûr, puisqu’il y avait meurtre. Quid de sa hiérarchie ?
Il appela le portable de Nina. L’Administration finançait à la fille de quoi communiquer avec la police. Elle était considérée comme indic, mais elle et Boldère avaient conclu un marché différent. Elle l’aiderait dans ses enquêtes, tout comme Sam, le jeune flic adjoint l’aidait avec son informatique. Anne Beauregard alias Nina était l’encyclopédie Universalis et Sam Perfetto, un hacker doublé d’un fouineur averti.
À l’autre bout, on rejeta l’appel. Il envoya un SMS qui demandait à la fille de le rejoindre.
De toute urgence.
[…]
