Extrait Les Diables du parc

Vidéo : (c) Francis Nopré-Villière

Vidéo : (c) Nelly Plateau – www.nellyplateau-autrice.com

La rencontre de Félix Boldère avec celle qui deviendra sa « profileuse »


[…]
C’était au mois de mai et il était en poste dans le commissariat du 9e. Son téléphone avait sonné aux alentours de dix-neuf heures. Le planton lui avait transmis la demande d’un grand magasin du boulevard Haussmann dans lequel une fille avait été surprise à chaparder. Le vigile avait besoin qu’on l’en débarrasse au plus vite, parce qu’elle avait créé une panique générale. Bon gré, mal gré, il s’y était rendu avec le véhicule de service, accompagné des deux agents les plus costauds. Lorsqu’il s’était retrouvé en face de la fautrice de trouble, il avait ressenti un étrange pressentiment. Habituellement, il avait affaire à des amorphes sous l’emprise de la drogue ou à des enragés féroces. Là, une pure gothique lui avait parlé de protection des femmes et des enfants. Et même de représailles, s’ils continuaient de l’emmerder.
Il avait su que ça n’allait pas être du gâteau. Cependant, la fille avait piqué sa curiosité.
Ils l’avaient transportée, menottée, jusqu’au commissariat où elle avait été placée en cellule, le temps de vérifier ses papiers d’identité. Il avait été touché par ses yeux bleus ronds, véritables objectifs photographiques en perpétuel mouvement. Par sa bouche-coquelicot posée sur son visage. Il avait été surpris par ses tempes rasées. Par le bouquet de ses cheveux noirs au sommet de son crâne. Il avait flashé sur le cuir de sa minijupe et sur son body-filet, sur ses mitaines et ses rangers. Il avait été admiratif de ses tatouages colorés, de l’entrelacement de corps tordus et d’aborigènes australiens qui escaladaient sa jambe gauche. Il avait aimé les dessins au trait de ses muscles et tendons sur un réseau ténu de lignes et de signes inconnus. Il était tombé sous son charme.
Elle lui avait souri derrière les barreaux et il lui avait rendu sa politesse. Elle lui avait montré ses magnifiques dents blanches suffisamment longtemps pour que son regard y reste accroché.
— Je vais prendre ta déposition, avait-il dit sans agressivité. Mais il avait déjà abdiqué.
— Pourquoi ? Je n’ai rien volé dans ce fichu magasin.
— Je vais prendre ta déposition quand même, c’est la règle.
— Je refuse de répondre à tes questions.
Elle l’avait tutoyé. Il l’avait laissée faire.
— Alors, raconte ce qui s’est passé, avait-il dit.
— Tout à l’heure je me pointe aux Galeries Lafayette. Déjà, regard louche du préposé à la sécurité. Un gros black, dans un costard trop petit. J’ai presque eu pitié de lui. Seulement, voilà, le salaud me surveillait du coin de l’œil et avait l’intention de me nuire. Lorsque je suis ressortie du magasin, le beau sourire que je lui ai fait n’a pas suffi à l’arrêter. Il m’a lancé : « Mademoiselle ! Na na ni na na na !… » Cela dit, moi c’est Nina, pas na na ni na na na ! Je l’ai bousculé pour forcer le passage, mais l’enfoiré m’a agrippé le bras, en me pinçant au passage. Ils m’ont tous sauté dessus et m’ont collée sur une chaise dans leur local. Ensuite, ils ont appelé les putains de flics qui m’ont enfermée dans leur putain de taule.
— Le putain de flic, c’est moi.
— Tu es qui ?
Il s’était aperçu qu’il ne lui avait pas encore demandé son nom, ni de présenter ses papiers.
— Je suis le capitaine Boldère. Nom, prénom, adresse, âge ?
Elle avait souri.
— Anne Beauregard ou Nina. Trente et un ans. Je vis dans la rue.
— Pourquoi Nina ? avait-il demandé machinalement.
— À l’inverse du courant El Niño, un truc qui réchauffe la planète, la Nina est un courant froid perdu dans le Pacifique. Une espèce d’anomalie thermique. Un truc capable de geler tous les passagers de ton bateau de croisière, y compris l’équipage.
Il avait souri. Elle, pas.
— Une question. Tous ces tatouages et ce piercing ne te gênent-ils pas ?
— Ce sont des faux.
— C’est étrange, ce look gothique ne correspond pas à ta personnalité.
— Tu dérives, capitaine, pourtant je vais t’expliquer. Lorsqu’on ne peut pas se laver ni se pomponner tous les jours, il vaut mieux garder des cheveux pas trop longs, noirs et avoir l’apparence d’un mec, tu vois ? Et donc les fringues, il faut qu’elles collent au reste. Chaussures New Rock plutôt que ballerines, jeans à trous plutôt que robe en crinoline… Tu piges ?
Il avait acquiescé, incapable de sortir de son jeu.
— Pourquoi tu n’es pas inscrite au chômage et pourquoi tu ne vis pas dans un foyer ?
Elle avait répondu, un ton en dessous :
— Je n’ai jamais bossé. La rue est mon microcosme.
Il s’était redressé sur sa chaise. Il avait enfin repris le contrôle de l’interrogatoire.
— Tu as volé quoi aux Galeries Lafayette, pour qu’on fasse tout ce ramdam autour de toi ?
— Je n’ai rien volé. J’ai jeté un œil sur leurs produits de beauté. Sans plus. Je ne me suis même pas aventurée dans les rayons des marques, question de principe.
— Et tu n’as rien volé ?
— Non, rien.
— Comment expliques-tu que le vigile nous ait appelés ?
— Parce que c’est un idiot et parce qu’il n’aime pas les gothiques.
— Je vais te faire fouiller. Mais, comme je n’ai pas de personnel féminin sous la main, tu devras patienter. Tu veux que…
— Pas la peine, avait-elle tranché. Je vais te montrer que je ne cache rien.
Elle avait retiré ses vêtements un à un, jusqu’à être nue devant lui… lui qui ne s’était pas attendu à tant de spontanéité ! Il lui avait fallu quelques secondes pour comprendre qu’elle allait le mettre dans les emmerdes.
— Rhabille-toi, lui avait-il ordonné.
Il avait eu le temps de s’apercevoir qu’elle avait le corps d’une femme au crépuscule de sa jeunesse. Une silhouette parfaite, mélange de rondeurs naturelles et de muscles. Mais, il n’avait eu d’yeux que pour le triangle gothique de son pubis.
— Je vais te faire fouiller par quelqu’un d’autorisé. En attendant, veux-tu quelque chose à boire ?
— Oui. Un gros hamburger avec une bière.
Il l’avait accompagnée au McDo place Léon Blum, sous les yeux éberlués des agents de police encore en service. Il était pratiquement vingt-et-une heures, la nuit n’était pas encore installée, mais les néons s’allumaient, çà et là. On entrait petit à petit dans le Paris nocturne. Dans son monde à elle.
Elle avait promis de ne pas s’échapper et il avait cru en elle. Il avait posé sa veste sur ses épaules et elle ne s’y était pas opposée. Ils avaient consommé leurs plateaux-repas sans se parler. Quelques coups d’œil furtifs et des sourires de part et d’autre avaient rassuré ceux qui croyaient en un couple désuni.
Leur collaboration venait de commencer.
Ils avaient passé une bonne heure ensemble, assis l’un en face de l’autre. Et puis, Nina avait débuté un de ses jeux favoris : commenter avec aplomb chaque entrée de nouveau client. Lui n’avait pu qu’admirer sa perspicacité et son sens de l’analyse. Elle était intarissable.
— Tu as une formation spécifique ? Tu m’as l’air de connaître l’espèce humaine. Études de psychologie ?
— Nan, dit-elle. Simplement anthropo. Master.
— Le profil d’une profileuse, avait-il plaisanté.
— Il me manque la psychologie, quoique j’ai quelques notions… Tu penses aux profileurs qu’on voit dans les séries télé américaines ?
— Ouais, parce qu’en France ça n’existe pas encore. Seul le FBI emploie ce genre de personne pour démasquer les tueurs en série… Je pense soudainement à un truc fou.
— Lequel ?
— Tu sais que les flics emploient des indics, des informateurs pour employer le mot juste.
— On appelle ça des balances aussi.
— Ouais. Je n’aime pas ce mot. La police les paie.
— Et alors ?
— Deviens ma profileuse. Tu seras rémunérée. Tu m’aideras à résoudre mes enquêtes.
— Tu m’as dit toi-même que ça n’existait pas.
— Ça n’existe pas encore. Tu seras déclarée comme indic. Ça restera entre nous. Et tu pourras t’amuser à analyser mes clients tout en étant payée.
— C’est tentant, avait-elle avoué.
— Je peux te trouver un logement.
— Pas besoin.
— On tope là ?
— O. K., on tope là.
Elle était devenue la profileuse particulière de Boldère. Indic, balance, cafard, taupe, donneuse, pour l’Administration. Profileuse pour Boldère. Elle établirait le profil de ceux ou celles qu’il lui désignerait. Et elle lui donnerait ses impressions qu’il opposerait aux siennes.
Un sérieux coup de pouce.
Ils étaient revenus au commissariat. Boldère avait ouvert la bouteille de champagne qu’il gardait pour la grande occasion, celle de son hypothétique réussite au concours d’entrée à l’École supérieure de la police. Ils avaient bu la bouteille entière. Il lui avait expliqué toutes les ficelles de son futur job de profileuse, l’avait rassurée. Elle serait une collaboratrice et jamais une balance.
Il lui avait fait visiter les locaux, du hall où le planton accueillait le public, jusqu’au bureau du commissaire qu’elle avait trouvé sale et mal rangé. Ils avaient ri, bu et encore ri, jusqu’à leur séparation. Elle était repartie dans sa rue et lui dans son F3 à Montrouge.
Il avait appris plus tard que de la drogue avait disparu du bureau du commissaire. Il avait bien sûr fait le lien avec le passage de la fille au commissariat, mais n’en avait jamais parlé.
Et ensuite, il avait oublié.
[…]